lundi 11 janvier 2016

crises d’hier et d’aujourd’hui - pour la revue des anciens élèves de l'E.N.A.



 

L’imprévisibilité des crises, de leur nature, de leur aire géographique, de leur emprise psychologique sur les peuples et sur leurs dirigeants n’est pas tout à fait nouvelle, elle a caractérisé les périodes révolutionnaires de 1789 à 1992 et même à 2011 : la France et ses Lumières, l’Angleterre comme toute métropole prise au mot par sa colonie en 1774 ce qui fut aussi le lot de la France à partir de 1945, les émancipations nationales à l’issue de la Grande guerre en Europe et en conséquence de l’implosion du système soviétique de1989 à 1991, ce qui a été appelé les « printemps arabes ». La nouveauté radicale est celle des acteurs qui sont moins des peuples que des individualités et des mouvements de pensées insurrectionnelles, selon des situations locales et des degrés variables de frustration. L’ensemble met en question plus spirituellement que pratiquement les situations acquises. A l’instar de toutes les révolutions et crises du passé, la mise en cause des pratiques et des dominations économiques et financières ne se produit. La querelle reste à l’intérieur du politique, et elle est actuellement circonscrite dans des aires géographiques – le Proche-Orient, l’Asie occidentale – où elle s’identifie par sa violence et sa radicalité manichéenne. Seule auparavant, la décolonisation avait mis face à face l’esprit et le droit, la frustration et l’habitude.

La crise d’hier avait les mêmes caractéristiques depuis des siècles. Elle était autant un enjeu organisant les peuples, les Etats et toutes alliances qu’une anxiété et souvent un désir de guerre. Elle opposait des acteurs très discernables et chacun de structure physique et mentale analogue à celle des autres, et notamment de leurs adversaires. Les antagonismes franco-anglais puis franco-allemands simplifiaient la réflexion des dirigeants et mobilisaient sans beaucoup de discussion ni de dissidences les opinions. Surtout, la crise d’hier se résolvait d’une manière prévisible dès ses prémisses : la violence, la dissuasion, la rencontre des dirigeants, la diplomatie. Des guerres de Louis XIV et de Napoléon à la « guerre froide » soviéto-américaine, voire même la guerre américaine au Vietnam, le schéma resta le même.

La crise d’aujourd’hui est celle du discernement des acteurs – par eux-mêmes ou en tant qu’adversaires –, bien plus que celui des causes ou des possibles solutions. La durée n’achemine pas vers un aboutissement. L’Etat n’est plus acteur ni cible, et s’il tente de le redevenir, il est sans prise sur l’adversaire. Le psychologique pour les Etats est au mieux une technique de propagande ou de mobilisation paternaliste, il ne rencontre ni ce que vise l’adversaire : la population ni les moyens que celui-ci emploie : la terreur mais plus encore la dialectique, pourtant simpliste, d’ambiances dont les sociétés ont perdu la recette et la culture. Les crises d’hier mettaient peu en cause les dogmes politiques : les dictatures totalitaires des années 1930 soviétique, fasciste, nazie ont été traitées par les démocraties occidentales exactement comme celles-ci traitent avec la Chine, la Russie, les monarchies arabes contemporaines. Ce ne sont pas ces relations qui sont aujourd’hui en crise. Au contraire, les nouveaux acteurs fauteurs de troubles et contestant l’ordre établi par les démocraties et par les dictatures qu’elles acceptent en partenaires majeurs, provoquent des crises intérieures affectant ou confortant des âmes nationales et des modes de gouvernement : ce ne sont plus destribuns ainsi qu’il y a peu encore, mais des contagieux, des terroristes motivés par un extrêmisme religieux – en armes en islam mais aussi radicaux et haineux dans le catholicisme – mais aussi des individualités de plus en plus grégaires fuyant des conditions de vie, et donc des systèmes politiques et économiques, géographiquement situés. Ils peuvent aussi être la résurgence de ceux d’hier, faisant donc mélanger les époques et les genres.

Le paradoxe contemporain est qu’une entité née des nécessités de l’après-guerre et initialement très inventive, soutenue par les opinions nationales : l’entreprise européenne, est aujourd’hui doublement ciblée par les terrorismes religieusement étiquetés et par la migration des désespérés. Elle est attaquée psychologiquement, logiquement et pratiquement : ses valeurs de solidarité et de démocratie sont défiées, ses défenses la contredisent et rebâissent les nationalismes qu’il s’était agi d’éradiquer, la capacité de riposte face aux uns et d’accueil des autres est improvisée. L’entreprise futuriste si longtemps est aujourd’hui déclassée, prise au dépourvu.

La crise contemporaine combine – avec un lien « systémique » ou par simple coincidence – la nouveauté et l’indiscernable de l’aujourd’hui : terrorisme, Etat islamique, lacunes de démocratie dans certains pays dits occidentaux, avec les structures géostratégiques d’hier et plus encore avec une mise en cause des Etats par l’économie. La version mondialiste a été propagée et contractualisée internationalement comme une libération aussi bénéfique que l’avaient été les techniques politiques et financières de la reconstruction, notamment européenne, d’après-guerre.

La crise d’aujourd’hui est une crise d’expression de soi et de communication entre nous, alors que les causes abondent pour l’héroisme, la science, l’animation et la participation démocratique et que la technique permet créativité, synthèse, transferts de données et coopération. Il semble que seuls le terrorisme et les migrations soient capables d’opérer la synthèse, au moins au niveau des personnes et des groupes. Les Etats ne l’ambitionnent manifestement pas et ne distinguent ni leurs adversaires ni les remèdes. Ils continuent de mélanger désastreusement le réalisme (Poutine, Bachar et d’autres moins en vue, les ventes d’armes) avec de l’abstrait : les négociations sur le climat, ou de l’humanitaire auquel ne sont données les moyens que peu et tard, endémies, famines, sort des réfugiés. La politique craint les confrontations, les acteurs émergents non politiques et a-étatiques les veulent au contraire.

Seuls les premiers, et d’abord les Etats et leurs gouvernants, pâatissent d’un passif toujours dominant. C’est le résultat des questions non traitées par les générations précédentes tandis que duraient les crises d’ancien type : n’importe quel partenaire ? mais selon quel critère ? les dictatures chinoise et russe sont-elles plus fréquentables et cautionnables qu’un Etat islamique ?

L’acceptation de la démocratie n’a été que formelle, elle ne s’est pas approfondie ni imposée. Litière a été faite de cette méconnaissance et même d’une révolte des psychologies individuelles face à une prétendue pénétration des nécessités géostratégiques régissant les Etats, voire économiques ou financières. L’écologie, longtemps prise de conscience non-violente des urgences planétaires et humanitaires, devient une contestation. Le grand spectacle des conférences et des engagements contraignants rend plus âpre les confrontations locales entre des militances et des raisons d’Etat.

L’oubli des dominantes d’hier qui n’ont pas été réglées et qui sont potentiellement récurrentes : ainsi le nucléaire militaire que dépassent de beaucoup les prétentions iraniennes ou nord-coréennes, l’intégration politique et sociale de l’Europe, la relation euratlantique en cours de traitement à huis clos alors que la question est d’opinion universelle, laisse possible la soudaineté de leur réapparition. Ces questions ne sont nullement résolues ni dépassées, elles sont dangereuses tant qu’elles ne sont pas affrontées, réexaminées surtout en regard des crises et contestations d’aujourd’hui, car se vérifient toujours et restent donc actuels des comportements ataviques et des doctrines qui en rendaient compte :  la course aux matières premières, la réduction d’autrui à un simple marché, la revendication de territoires, l’interdiction des nations émergentes pouvant faire « « exploser » la carte du monde (l’occident chinois, le Caucase, le Kurdistan, les régionalismes et les peuples migrants en Europe). Les erreurs américaines à partir de la nouvelle ère autant que l’implosion soviétique dispensant désormais une partie du monde de toute hégémonie protectionniste, ont ruiné celle de l’Amérique et les mœurs financières et commerciales dites mondialistes périment d’emblée celle potentielle de la Chine.

Les contestations du nihilisme et du désespoir : les unes reproductibles par l’exemplarité du martyre et de la radicalité, les autres grossissant de mois en mois par les désordres et les injustices faisant choisir tous les risques pour s’en émanciper, vont devenir permanents même si la violence ou les effets de masse devaient changer.

 Autrefois, les analyses et les dénouements par alternative étaient aisées. Celle d’aujourd’hui doit être globale, polycentrique et pluridisciplinaire. Les crises de maintenant deviennent presqu’impossibles à conceptualiser et sont donc en train de faire aller aux pires simplismes les systèmes d’Etat et de gouvernement les plus policés. Elles focalisent sur leur seule actualité l’attention des peuples et des dirigeants tandis qu’apparaissent des fractures et des connexions encore plus dangereuses pour la vie en société et pour la possibilité-même d’actions publiques : les interactions monétaires et les endettements vis-à-vis des marchés ou vis-à-vis de l’étranger politique, l’assaut donné par l’économie financiarisée à la souveraineté et à la légitimité des Etats, le divorce entre le psychologique et le social, l’affaiblissement des solidarités à l’intérieur des Etats et le refus des solidarités avec l’extérieur, le besoin ambiant de fédéralisme (un président européen élu au suffrage universel direct, une gouvernance mondiale et non de l’intergouvernemental) et le refus viscéral du supranational.

La multipolarité apparente des crises et des interrogations empêche l’émergence d‘autorités morales, naguère faiseuses d’universel et aujourd’hui acculées au partiel dans un seul registre, quel que soit leur support littéraire, cinématographique, plastique – principale victime, la politique devenue gestion. L’animation générale d’un peuple, d’un continent n’est plus pratiquée : or, elle et son moyen (la démocratie) sont les plus nécessaires. Les crises d’aujourd’hui ne sont plus sécuritaires, elles sont une méconnaissance du monde et de l’homme par les contestataires autant que par les gérants de l’ordre établi. Elles sont une crise de l’intelligence.

la République - qu'est-elle ? et ainsi qu'est-ce qu'être républicain ?