L’imprévisibilité des crises, de leur nature, de leur
aire géographique, de leur emprise psychologique sur les peuples et sur leurs
dirigeants n’est pas tout à fait nouvelle, elle a caractérisé les périodes
révolutionnaires de 1789 à 1992 et même à 2011 : la France et ses
Lumières, l’Angleterre comme toute métropole prise au mot par sa colonie en
1774 ce qui fut aussi le lot de la France à partir de 1945, les émancipations
nationales à l’issue de la Grande guerre en Europe et en conséquence de
l’implosion du système soviétique de1989 à 1991, ce qui a été appelé les
« printemps arabes ». La nouveauté radicale est celle des acteurs qui
sont moins des peuples que des individualités et des mouvements de pensées
insurrectionnelles, selon des situations locales et des degrés variables de
frustration. L’ensemble met en question plus spirituellement que pratiquement
les situations acquises. A l’instar de toutes les révolutions et crises du
passé, la mise en cause des pratiques et des dominations économiques et
financières ne se produit. La querelle reste à l’intérieur du politique, et
elle est actuellement circonscrite dans des aires géographiques – le
Proche-Orient, l’Asie occidentale – où elle s’identifie par sa violence et sa
radicalité manichéenne. Seule auparavant, la décolonisation avait mis face à
face l’esprit et le droit, la frustration et l’habitude.
La crise d’hier avait les mêmes caractéristiques
depuis des siècles. Elle était autant un enjeu organisant les peuples, les Etats
et toutes alliances qu’une anxiété et souvent un désir de guerre. Elle opposait
des acteurs très discernables et chacun de structure physique et mentale
analogue à celle des autres, et notamment de leurs adversaires. Les
antagonismes franco-anglais puis franco-allemands simplifiaient la réflexion
des dirigeants et mobilisaient sans beaucoup de discussion ni de dissidences
les opinions. Surtout, la crise d’hier se résolvait d’une manière prévisible
dès ses prémisses : la violence, la dissuasion, la rencontre des
dirigeants, la diplomatie. Des guerres de Louis XIV et de Napoléon à
la « guerre froide » soviéto-américaine, voire même la guerre
américaine au Vietnam, le schéma resta le même.
La crise d’aujourd’hui est celle du discernement des
acteurs – par eux-mêmes ou en tant qu’adversaires –, bien plus que celui des
causes ou des possibles solutions. La durée n’achemine pas vers un
aboutissement. L’Etat n’est plus acteur ni cible, et s’il tente de le
redevenir, il est sans prise sur l’adversaire. Le psychologique pour les Etats
est au mieux une technique de propagande ou de mobilisation paternaliste, il ne
rencontre ni ce que vise l’adversaire : la population ni les moyens que
celui-ci emploie : la terreur mais plus encore la dialectique, pourtant
simpliste, d’ambiances dont les sociétés ont perdu la recette et la culture.
Les crises d’hier mettaient peu en cause les dogmes politiques : les
dictatures totalitaires des années 1930 soviétique, fasciste, nazie ont été
traitées par les démocraties occidentales exactement comme celles-ci traitent
avec la Chine, la Russie, les monarchies arabes contemporaines. Ce ne sont pas
ces relations qui sont aujourd’hui en crise. Au contraire, les nouveaux acteurs fauteurs
de troubles et contestant l’ordre établi par les démocraties et par les
dictatures qu’elles acceptent en partenaires majeurs, provoquent des crises
intérieures affectant ou confortant des âmes nationales et des modes de
gouvernement : ce ne sont plus destribuns ainsi qu’il y a peu encore, mais
des contagieux, des terroristes motivés par un extrêmisme religieux – en armes
en islam mais aussi radicaux et haineux dans le catholicisme – mais aussi des
individualités de plus en plus grégaires fuyant des conditions de vie, et donc
des systèmes politiques et économiques, géographiquement situés. Ils peuvent
aussi être la résurgence de ceux d’hier, faisant donc mélanger les époques et
les genres.
Le paradoxe contemporain est qu’une entité née des
nécessités de l’après-guerre et initialement très inventive, soutenue par les
opinions nationales : l’entreprise européenne, est aujourd’hui doublement
ciblée par les terrorismes religieusement étiquetés et par la migration des
désespérés. Elle est attaquée psychologiquement, logiquement et
pratiquement : ses valeurs de solidarité et de démocratie sont défiées,
ses défenses la contredisent et rebâissent les nationalismes qu’il s’était agi
d’éradiquer, la capacité de riposte face aux uns et d’accueil des autres est
improvisée. L’entreprise futuriste si longtemps est aujourd’hui déclassée,
prise au dépourvu.
La crise contemporaine combine – avec un lien
« systémique » ou par simple coincidence – la nouveauté et
l’indiscernable de l’aujourd’hui : terrorisme, Etat islamique, lacunes de
démocratie dans certains pays dits occidentaux, avec les structures
géostratégiques d’hier et plus encore avec une mise en cause des Etats par
l’économie. La version mondialiste a été propagée et contractualisée
internationalement comme une libération aussi bénéfique que l’avaient été les
techniques politiques et financières de la reconstruction, notamment
européenne, d’après-guerre.
La crise d’aujourd’hui est une crise d’expression de
soi et de communication entre nous, alors que les causes abondent pour
l’héroisme, la science, l’animation et la participation démocratique et que la
technique permet créativité, synthèse, transferts de données et coopération. Il
semble que seuls le terrorisme et les migrations soient capables d’opérer la
synthèse, au moins au niveau des personnes et des groupes. Les Etats ne
l’ambitionnent manifestement pas et ne distinguent ni leurs adversaires ni les
remèdes. Ils continuent de mélanger désastreusement le réalisme (Poutine,
Bachar et d’autres moins en vue, les ventes d’armes) avec de l’abstrait : les
négociations sur le climat, ou de l’humanitaire auquel ne sont données les
moyens que peu et tard, endémies, famines, sort des réfugiés. La politique
craint les confrontations, les acteurs émergents non politiques et a-étatiques
les veulent au contraire.
Seuls les premiers, et d’abord les Etats et leurs
gouvernants, pâatissent d’un passif toujours dominant. C’est le résultat des
questions non traitées par les générations précédentes tandis que duraient
les crises d’ancien type : n’importe quel partenaire ? mais selon quel critère ?
les dictatures chinoise et russe sont-elles plus fréquentables et cautionnables
qu’un Etat islamique ?
L’acceptation de la démocratie n’a été que formelle,
elle ne s’est pas approfondie ni imposée. Litière a été faite de cette
méconnaissance et même d’une révolte des psychologies individuelles face à une
prétendue pénétration des nécessités géostratégiques régissant les Etats, voire
économiques ou financières. L’écologie, longtemps prise de conscience
non-violente des urgences planétaires et humanitaires, devient une contestation.
Le grand spectacle des conférences et des engagements contraignants rend plus
âpre les confrontations locales entre des militances et des raisons d’Etat.
L’oubli des dominantes d’hier qui n’ont pas été
réglées et qui sont potentiellement récurrentes : ainsi le nucléaire
militaire que dépassent de beaucoup les prétentions iraniennes ou
nord-coréennes, l’intégration politique et sociale de l’Europe, la relation
euratlantique en cours de traitement à huis clos alors que la question est
d’opinion universelle, laisse possible la soudaineté de leur réapparition. Ces
questions ne sont nullement résolues ni dépassées, elles sont dangereuses tant
qu’elles ne sont pas affrontées, réexaminées surtout en regard des crises et
contestations d’aujourd’hui, car se vérifient toujours et restent donc actuels
des comportements ataviques et des doctrines qui en rendaient
compte : la course aux matières
premières, la réduction d’autrui à un simple marché, la revendication de
territoires, l’interdiction des nations émergentes pouvant faire
« « exploser » la carte du monde (l’occident chinois, le
Caucase, le Kurdistan, les régionalismes et les peuples migrants en Europe). Les
erreurs américaines à partir de la nouvelle ère autant que l’implosion
soviétique dispensant désormais une partie du monde de toute hégémonie
protectionniste, ont ruiné celle de l’Amérique et les mœurs financières et
commerciales dites mondialistes périment d’emblée celle potentielle de la
Chine.
Les contestations du nihilisme et du
désespoir : les unes reproductibles par l’exemplarité du martyre et de la
radicalité, les autres grossissant de mois en mois par les désordres et les
injustices faisant choisir tous les risques pour s’en émanciper, vont devenir
permanents même si la violence ou les effets de masse devaient changer.
Autrefois, les analyses
et les dénouements par alternative étaient aisées. Celle d’aujourd’hui doit être
globale, polycentrique et pluridisciplinaire. Les crises de maintenant
deviennent presqu’impossibles à conceptualiser et sont donc en train de faire
aller aux pires simplismes les systèmes d’Etat et de gouvernement les plus
policés. Elles focalisent sur leur seule actualité l’attention des peuples et
des dirigeants tandis qu’apparaissent des fractures et des connexions encore
plus dangereuses pour la vie en société et pour la possibilité-même d’actions
publiques : les interactions monétaires et les endettements vis-à-vis des
marchés ou vis-à-vis de l’étranger politique, l’assaut donné par l’économie
financiarisée à la souveraineté et à la légitimité des Etats, le divorce entre le
psychologique et le social, l’affaiblissement des solidarités à l’intérieur des
Etats et le refus des solidarités avec l’extérieur, le besoin ambiant de
fédéralisme (un président européen élu au suffrage universel direct, une
gouvernance mondiale et non de l’intergouvernemental) et le refus viscéral du
supranational.
La multipolarité apparente des crises et des
interrogations empêche l’émergence d‘autorités morales, naguère faiseuses
d’universel et aujourd’hui acculées au partiel dans un seul registre, quel que
soit leur support littéraire, cinématographique, plastique – principale
victime, la politique devenue gestion. L’animation générale d’un peuple, d’un
continent n’est plus pratiquée : or, elle et son moyen (la démocratie)
sont les plus nécessaires. Les crises d’aujourd’hui ne sont plus sécuritaires,
elles sont une méconnaissance du monde et de l’homme par les contestataires
autant que par les gérants de l’ordre établi. Elles sont une crise de
l’intelligence.
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