au procès
du maréchal Pétain
Soudain, le
silence…
Par la petite
porte, entre des gens assis, tassés les uns contre les autres et que des gardes
écartent, paraît l’accusé. Il est en uniforme. Pour toute décoration, ma
médaille militaire.
Il se tient
droit, il ne regarde rien, ni personne. Il va au vieux fauteuil, pose son képi
lauré sur la vieille petite table, s’assied.
Le silence
dure.
On sent dans
l’assistance une vibration, un frémissement tendus, intenses. Quelle est la
qualité de cette émotion ? Pitié ? Indignation ?
Sympathie ? Haine ? Rien de tout cela, il me semble. Mais une gêne,
un malaise, une sorte de douleur abstraite qui ne s’adressent pas à l’homme qui
vient de s’asseoir. Et qui le dépassent, et qui touchent à la gloire, au
destin, à la patrie, aux grands symboles dont ce vieil homme assis dans ce
vieux fauteuil porte le poids.
Lui-même, en
vérité, il ne suscite aucun sentiment vivant ; Parce qu’il semble n’en
éprouver aucun.
Le silence
dure, dont il est le centre, le foyer. Ce silence devrait lui être
intolérable. On dirait qu’il ne s’en aperçoit pas. Ses mains jouent avec un
rouleau de papier ; Mais ses mains sont comme indépendantes de lui. Elles
ont leur vie propre. Elles n’arrêteront pas le mouvement durant toute la
séance. Mais le maréchal Pétain ne le sait pas, comme il ne sait pas que ses
paupières fatiguées clignent sans cesse. Lui, il est immobile, impassible,
impénétrable.
. . .
La première
séance du procès Pétain ? … Une voix qui appartient aux disques de radio
plus qu’à un homme… Un képi lauré sur une vieille petite table… Un vieillard
sur un vieux fauteuil…
Joseph KESSEL, Jugements derniers (coll. Texto . Janvier 2014 . dépôt légal Avril 2007 .
238 pages), pp. 28 & 30
En réalité, il
semble que de plus en plus le Maréchal éprouve le désir de parler. On dirait qu’à
mesure que le procès avance, l’attitude qu’il a prise lui devient un fardeau.
Sses mouvements, son visage tendu et par instants irrité, anxieux, cette main
qui, dans les premières audiences, vivait d’une vie machinale et qui maintenant
se dresse pour crier, pour protester, tout l’indique. Mais jusqu’à présent, la
volonté du silence a été la plus forte.
Ibid.
pp. 49
Il a été
éloquent.
Il a été
drôle.
Il a tempêté.
Il a pleuré.
Car, seul de
tous les hommes et de toutes les femmes entendus jusqu’ici, même de ceux et de
celles qui ont perdu par sa faute des amis ou des enfants, seul Laval parlant
des siens a essuyé une larme.
L’étrange
créature.
A un mètre de
lui, je le contemplais évidemment. Sa laideur est presque fascinante. Cette
laideur qui, avec ses énormes oreilles, sa grosse lèvre fléchissante, ses yeux reptiliens,
ses bras qui ne décollent jamais du corps et ses mains anormales, ses mains
trop faibles et trop petites, fait songer à quelque animal sans noblesse.
L’étrange
créature.
Ibid. p.
79
au procès de Nuremberg
Ainsi, dans
toute la salle obscure, vivaient seulement deux nappes lumineuses. On voyait
sur l’une toute l’horreur décharnée des camps de concentration. Sur l’autre se
profilaient les figures, mises à nu, des hommes qui en étaient comptables ;
Pordigieuse, spectrale confrontation. Et les spectres les plus effrayants se trouvaient sur les bancs des accusés.
Pordigieuse, spectrale confrontation. Et les spectres les plus effrayants se trouvaient sur les bancs des accusés.
Soudain, entre
ces deux foyers de clarté il y eut une sorte d’équilibre. Le documentaire
tirait à sa fin. Des bulldozers nettoyaient les champs de cadavres, les
monceaux d’ossements, poussaient les débris vers d’immenses fosses communes.
Les squelettes roulaient les uns sur les autres, les crânes dansaient,
sautaient, les catacombes se mettaient en marche.
Alors Goering,
vice-roi du III° Reich, serra ses mâchoires livides à les rompre. Le commandant
en chef Keitel, dont les armées avaient ramassé tant d’hommes, promis aux
charniers, se couvrit les yeux d’une main tremblante.. Un rictus de peur
abjecte déforma les traits de Streicher, bourreau des juifs.
Ribbentrop
humecta de la langue ses lèvres desséchées. Une sombre rougeur couvrit les
joues de von Papen, membre du Herren Klub
et serviteur d’Hitler. Frank, quidécimé la Pologne, s’effondra en sanglots.
Et nous tous
qui, la gorge nouée, assistions dans l’ombre à ce spectacle, nous sentîmes que
nous étions les témoins d’un instant unique dans la durée des hommes.
Ibid. p.
127
au procès Eichmann
Il fallait, en
vérité, reconnaître à Eichmann une résistance peu commune.
Voilà plus d’une
année qu’il était détenu en Israël, après sa capture en Argentine – qui fut, à
elle seule, une épreuve terrible.
Voilà plus de
deux mois que durait son procès, et qu’il vivait entre les murs d’un même bâtiment,
soit cloîtré dans une cellule, soit enfermé dans une cage de verre étroite, où
deux policiers se serraient contre lui.
Voil enfin une
semaine qu’il parlait en qualité de témoin. Les séances pendant lesquelles il
devait répondre sans répit aux questions de son avocat, le Dr ; Servatius
et à celles – plus imprévues pour lui et moins faciles – des juges, duraient
cinq heures avec une seule et brève suspension.
Les crimes qu’on
lui reprochait remontaient à quinze ans, à vingt ans, et parfois davantage. Le
dossier de l’accusation comprenait 1 600 pièces. Pour se défendre, il
avait rédigé, ou dicté à un magnétophone, la teneur de plusieurs volumes.
Hé bien,
malgré l’enlèvement, la prison, les interrogatoires et la longueur des débats,
malgré une attention, une tension de chaque instant, malgré l’effort
intellectuel et vocal qu’il avait fourni au cours de toutes ces dernières
journées, ce captif émacié, livide, continuait de déposer sans une faute, sans
une hésitation, le doigt ou le bout de son crayon toujours posé sur l’alinéa
voulu. Il lui arrivait même de corriger les erreurs de chiffres, de dates
commises par son avocat. Sa voix bien frappée n’avait pas une faiblesse, pas
une fêlure. Il n’avait jamais demandé un verre d’eau.
A quoi tenaient
cette force surprenante, et cette énergie ? L’instinct de conservation
jouait sans doute au premier chef. L’homme, quand il défend son existence,
trouve en lui des ressources presque sans mesure. Et d’après son attitude,
Eichmann semblait bien conserver, malgré tout, un obscur, un tenace, un
misérable espoir.
Cela ne
suffisait point. Il y avait plus qu’un réflexe élémentaire dans la lutte qu’Eichmann
livrait sans cesse, et surtout dans la façon dont il la menait ; La
virtuosité dans le maniement des dossiers, l’aisance dans l’exposition, la
réplique toujours au point, l’échappatoire toujours prête, les chicaneries sur
un numéro, sur une signature ou une note marginal, tous ces traits révélaient
une habitude, une déformation professionnelle à quoi Eichmann retournait
automatiquement, complaisamment. Il avait été privé pendant quinze ans d’une
activité où il excellait, qui ne lui avait valu que des éloges : celle de
fonctionnaire modèle, de chef de service réputé pour ses analyses, ses statistiques,
ses interprétations, son art de rédiger.
Qu’importait
que tous ces dons eussent été appliqués au tourment, à la suppression d’un
peuple, et qu’ils fussent déployés aujourd’hui sur la terre même de ce peuple
et devant les juges issus de lui. Le seul fait d’avoir à les exercer soutenait
Eichmann, mieux et plus qu’un tonique puissant.
Ibid. pp. 186.186
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