samedi 8 octobre 2016

l'exercice du pouvoir se sanctionne --- jugements derniers : extraits de Joseph Kessel



au procès du maréchal Pétain

Soudain, le silence…
Par la petite porte, entre des gens assis, tassés les uns contre les autres et que des gardes écartent, paraît l’accusé. Il est en uniforme. Pour toute décoration, ma médaille militaire.
Il se tient droit, il ne regarde rien, ni personne. Il va au vieux fauteuil, pose son képi lauré sur la vieille petite table, s’assied.
Le silence dure.
On sent dans l’assistance une vibration, un frémissement tendus, intenses. Quelle est la qualité de cette émotion ? Pitié ? Indignation ? Sympathie ? Haine ? Rien de tout cela, il me semble. Mais une gêne, un malaise, une sorte de douleur abstraite qui ne s’adressent pas à l’homme qui vient de s’asseoir. Et qui le dépassent, et qui touchent à la gloire, au destin, à la patrie, aux grands symboles dont ce vieil homme assis dans ce vieux fauteuil porte le poids.
Lui-même, en vérité, il ne suscite aucun sentiment vivant ; Parce qu’il semble n’en éprouver aucun.
Le silence dure, dont il est le centre, le foyer. Ce silence devrait lui être intolérable. On dirait qu’il ne s’en aperçoit pas. Ses mains jouent avec un rouleau de papier ; Mais ses mains sont comme indépendantes de lui. Elles ont leur vie propre. Elles n’arrêteront pas le mouvement durant toute la séance. Mais le maréchal Pétain ne le sait pas, comme il ne sait pas que ses paupières fatiguées clignent sans cesse. Lui, il est immobile, impassible, impénétrable.
. . .
La première séance du procès Pétain ? … Une voix qui appartient aux disques de radio plus qu’à un homme… Un képi lauré sur une vieille petite table… Un vieillard sur un vieux fauteuil…

Joseph KESSEL, Jugements derniers (coll. Texto . Janvier 2014 . dépôt légal Avril 2007 . 238 pages),  pp. 28 & 30

En réalité, il semble que de plus en plus le Maréchal éprouve le désir de parler. On dirait qu’à mesure que le procès avance, l’attitude qu’il a prise lui devient un fardeau. Sses mouvements, son visage tendu et par instants irrité, anxieux, cette main qui, dans les premières audiences, vivait d’une vie machinale et qui maintenant se dresse pour crier, pour protester, tout l’indique. Mais jusqu’à présent, la volonté du silence a été la plus forte.

Ibid. pp. 49

Il a été éloquent.
Il a été drôle.
Il a tempêté.
Il a pleuré.
Car, seul de tous les hommes et de toutes les femmes entendus jusqu’ici, même de ceux et de celles qui ont perdu par sa faute des amis ou des enfants, seul Laval parlant des siens a essuyé une larme.
L’étrange créature.
A un mètre de lui, je le contemplais évidemment. Sa laideur est presque fascinante. Cette laideur qui, avec ses énormes oreilles, sa grosse lèvre fléchissante, ses yeux reptiliens, ses bras qui ne décollent jamais du corps et ses mains anormales, ses mains trop faibles et trop petites, fait songer à quelque animal sans noblesse.
L’étrange créature.

Ibid. p. 79

au procès de Nuremberg

Ainsi, dans toute la salle obscure, vivaient seulement deux nappes lumineuses. On voyait sur l’une toute l’horreur décharnée des camps de concentration. Sur l’autre se profilaient les figures, mises à nu, des hommes qui en étaient comptables ;
Pordigieuse, spectrale confrontation. Et les spectres les plus effrayants se trouvaient sur les bancs des accusés.
Soudain, entre ces deux foyers de clarté il y eut une sorte d’équilibre. Le documentaire tirait à sa fin. Des bulldozers nettoyaient les champs de cadavres, les monceaux d’ossements, poussaient les débris vers d’immenses fosses communes. Les squelettes roulaient les uns sur les autres, les crânes dansaient, sautaient, les catacombes se mettaient en marche.
Alors Goering, vice-roi du III° Reich, serra ses mâchoires livides à les rompre. Le commandant en chef Keitel, dont les armées avaient ramassé tant d’hommes, promis aux charniers, se couvrit les yeux d’une main tremblante.. Un rictus de peur abjecte déforma les traits de Streicher, bourreau des juifs.
Ribbentrop humecta de la langue ses lèvres desséchées. Une sombre rougeur couvrit les joues de von Papen, membre du Herren Klub et serviteur d’Hitler. Frank, quidécimé la Pologne, s’effondra en sanglots.
Et nous tous qui, la gorge nouée, assistions dans l’ombre à ce spectacle, nous sentîmes que nous étions les témoins d’un instant unique dans la durée des hommes.

Ibid. p. 127


au procès Eichmann

Il fallait, en vérité, reconnaître à Eichmann une résistance peu commune.
Voilà plus d’une année qu’il était détenu en Israël, après sa capture en Argentine – qui fut, à elle seule, une épreuve terrible.
Voilà plus de deux mois que durait son procès, et qu’il vivait entre les murs d’un même bâtiment, soit cloîtré dans une cellule, soit enfermé dans une cage de verre étroite, où deux policiers se serraient contre lui.
Voil enfin une semaine qu’il parlait en qualité de témoin. Les séances pendant lesquelles il devait répondre sans répit aux questions de son avocat, le Dr ; Servatius et à celles – plus imprévues pour lui et moins faciles – des juges, duraient cinq heures avec une seule et brève suspension.
Les crimes qu’on lui reprochait remontaient à quinze ans, à vingt ans, et parfois davantage. Le dossier de l’accusation comprenait 1 600 pièces. Pour se défendre, il avait rédigé, ou dicté à un magnétophone, la teneur de plusieurs volumes.
Hé bien, malgré l’enlèvement, la prison, les interrogatoires et la longueur des débats, malgré une attention, une tension de chaque instant, malgré l’effort intellectuel et vocal qu’il avait fourni au cours de toutes ces dernières journées, ce captif émacié, livide, continuait de déposer sans une faute, sans une hésitation, le doigt ou le bout de son crayon toujours posé sur l’alinéa voulu. Il lui arrivait même de corriger les erreurs de chiffres, de dates commises par son avocat. Sa voix bien frappée n’avait pas une faiblesse, pas une fêlure. Il n’avait jamais demandé un verre d’eau.
A quoi tenaient cette force surprenante, et cette énergie ? L’instinct de conservation jouait sans doute au premier chef. L’homme, quand il défend son existence, trouve en lui des ressources presque sans mesure. Et d’après son attitude, Eichmann semblait bien conserver, malgré tout, un obscur, un tenace, un misérable espoir.
Cela ne suffisait point. Il y avait plus qu’un réflexe élémentaire dans la lutte qu’Eichmann livrait sans cesse, et surtout dans la façon dont il la menait ; La virtuosité dans le maniement des dossiers, l’aisance dans l’exposition, la réplique toujours au point, l’échappatoire toujours prête, les chicaneries sur un numéro, sur une signature ou une note marginal, tous ces traits révélaient une habitude, une déformation professionnelle à quoi Eichmann retournait automatiquement, complaisamment. Il avait été privé pendant quinze ans d’une activité où il excellait, qui ne lui avait valu que des éloges : celle de fonctionnaire modèle, de chef de service réputé pour ses analyses, ses statistiques, ses interprétations, son art de rédiger.
Qu’importait que tous ces dons eussent été appliqués au tourment, à la suppression d’un peuple, et qu’ils fussent déployés aujourd’hui sur la terre même de ce peuple et devant les juges issus de lui. Le seul fait d’avoir à les exercer soutenait Eichmann, mieux et plus qu’un tonique puissant.

Ibid. pp. 186.186

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